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Textes/Encastrable


Pour l'exposition "Conviction Zététique"

Espace International du CEAAC, Strasbourg


 

Si les expositions organisées dans l’Espace international du CEAAC sont liées à des résidences d’artistes hors de leur lieu habituel de séjour ou de travail, il peut aussi arriver que ce soit le visiteur d‘une exposition qui soit lui-même transporté ailleurs que dans un lieu conventionnel de présentation d‘oeuvres et qu’il ressente à son tour un dépaysement par rapport à son expérience habituelle de l’art. C’est singulièrement le cas avec la transformation en appartement par Antoine Lejolivet et Paul Souviron des deux pièces de la galerie dans l’installation intitulée Conviction Zététique.

Dans des travaux précédents au titre du projet Encastrable, ces deux artistes avaient déjà opéré une forme originale de « déplacement artistique » en se mêlant – en France comme à l’étranger - à la clientèle d’hypermarchés pour réaliser sur place des sculptures temporaires avec les produits très variés exposés à la vente. Ils les assemblaient dans des montages improvisés avec la plus grande liberté mais en se donnant la règle de n’utiliser ni clous ni vis de manière à n’y causer aucun dommage et à ce qu’ils puissent être démontés pour être remis en rayons sitôt le résultat de leur intervention repéré par les responsables du magasin.

Le projet réalisé au CEAAC garde certains caractères de ces « performances » puisque d‘une part, le mobilier mis en scène sera restitué au magasin fournisseur au terme de l’exposition et que, comme le suggèrent les cartels accompagnant les diverses pièces, cette installation simule les simulations d’appartements-témoins pratiquées par ces grandes chaînes de distribution. La force de conviction sur l’acheteur potentiel qui est visé par un tel mode de présentation commerciale est en effet complémentaire et supposée supérieure à l’image de ces produits dans les catalogues où ils sont désignés chacun d’un nom spécifique ajouté à celui de leur fonction, les assimilant donc par cette invention verbale à des créations de design, ce dernier s’inspirant en cela de la création artistique…

Rien d’étonnant dès lors à ce que l’opération de Souviron et Lejolivet amène l’art à « reprendre son bien » à de telles méthodes commerciales par l’utilisation de prélèvements d’images dans ces catalogues pour réaliser les collages jouant le rôle de la collection d’art accrochée aux murs de cet appartement-témoin !

Dans leur technique, leur logique et leur fantaisie d’improvisation, ces collages rappellent la méthode utilisée dans les interventions d‘Encastrable en même temps qu’ils indiquent l’esprit dans lequel furent conçues les pièces les plus insolites de cette exposition, certaines d’entre elles apparaissant d’abord en image avant d’être découvertes quelques pas plus loin en trois dimensions dans une réalité moins « mobilière » que sculpturale.

L’évocation d’un tableau célèbre de Géricault intitule la création hybride d’une baignoire et d‘un hamac, bouillonnant d’une poétique vapeur d‘eau dans la salle de bain jouxtant la cuisine. Le tissage de macramé auquel est suspendu cet objet est une allusion à l’art populaire, proche du patchwork dont s’inspirait Skinnywwod, tapis de sol réalisé à partir d‘échantillons de linoléum imitant le bois, curieusement encadré comme au tableau fixé… sur le sol de la cuisine !

Une inattendue continuité à la fois logique et méthodologique se laisse ainsi pressentir entre ces formes de montage- assemblage que sont le « do it yourself » appliqué au mobilier fonctionnel vendu en kit, le macramé, le patchwork, le collage et l’installation, toutes formes particulièrement typiques de l’agir contemporain, dans l’art comme dans la vie quotidienne.

Le degré d’étrangeté des objets semble d’ailleurs croître progressivement au fil de la visite puisque sous l’escalier, tel qu’on s’attendrait à le trouver dans un squat, la simulation par un fagot de lampes d’un feu de camp, introduit discrètement une « thématique » du feu qui imprègne plusieurs pièces. Un collage annonce l’installation intitulée comme lui : La guerre du feu, cette dernière incluant un bûcher électrique, ironiquement proche d’un extincteur réel et de son image sérigraphiée dans une prise de vue pour lunettes 3D…

Une fantaisie verbale et plastique, probablement stimulée par le travail à deux des artistes et activée par les conditions d’urgence improvisationnelle posées par la disponibilité temporaire du matériel de leur exposition – un réveil placé à l’envers s’intitule Compte à rebours – affirme la tonalité humoristique qui marque dès ses origines ( d’Arcimboldo à Duchamp et après…) la pratique et la réception du montage dans les arts plastiques, peut-être parce que ce procédé laisse toujours entrevoir la part d’insensé, de libre jeu que comporte toute activité dans l’objet réel ou fictif, familier ou inconnu qu’elle produit. Lejolivet et Souviron jouent à plaisir sur cette limite du faire et du fait en présentant comme sculpture une lampe allumée encore non montée dans sa boîte d’emballage ou un escalier escamotable envahi comme par du lierre par tous les mètres-rubans nécessaires dans la mise en place d’un tel équipement.

Mais ils n’hésitent pas davantage à jouer sur la limite entre visible et invisible dans plusieurs autres pièces. Objet actuellement omniprésent, une caméra de surveillance, braquée sur la tache verte d’une porte de réfrigérateur y dévoile comme en acte à l‘intérieur le secret de cette activité de montage, de construction… appliquée à des knacks. Et l’envie de voir ce qui se cache derrière une porte découvre sous le titre ironique de Dumbtrap / Piège à con, « les cadavres dans le placard » (vidés pendant le montage ? ), répondant ainsi à la question posée par l’œuvre voisine : « et vous pensez qu’à l’apparition du béton, il n’y a pas eu de morts ?». Cette envie de voir est enfin portée à son degré ultime de déception-réponse avec Black All , un téléviseur d’appartement qui, en ne montrant aucune image, présente en fait une vidéo conçue en référence à une pièce silencieuse pour piano de John Cage d’une durée analogue de 4‘33 ‘‘.

La progressive multiplication d’éléments d’étrangeté dans ce qui se présentait au seuil de l’exposition comme une simulation d’appartement suggère des significations par lesquelles Conviction Zététique développe un propos sur l’art beaucoup plus riche que l’effet d’ambiance proposé au survol par un regard distrait, fréquent dans la pratique désormais courante de l’installation ou que la contemplation d‘un ensemble d‘œuvres réunies pour leurs qualités intrinsèques.

Dans le fait déjà noté que certains objets y figurent à la fois en image, présentés comme des oeuvres graphiques, puis dans leur présence concrète et que des éléments fonctionnels du lieu y sont immédiatement transposés en images, l’art s’y montrait en train de se faire, de se re-présenter ou de se défaire comme décoration domestique, fût-ce sous le masque du bricolage. Ainsi en va-t-il des silhouettes de certains artistes, importants pour Lejolivet et Souviron, rangées sans nom sous forme d’échantillons de matériaux dans le vestiaire intitulé Bestiaire.

L’art devient aussi le cadre de pensée dans lequel un emballage en carton de vase placé sur une étagère peut anticiper une innovation du design en devenant un vase réel. Lejolivet et Souviron affirment ainsi ce que la pratique moderne de l’installation tout autant que la décoration d’intérieur empruntent à la sculpture, à la peinture et jusqu’à l’art du blason comme c‘est le cas avec de fer et de rouge. L’usage identificatoire et symbolique qu’on y faisait de la couleur y est réinterprété dans les nuanciers intégrés

aux masses d’armes tout comme la sculpture sur grès refait une apparition presque fantomatique dans ce qui est peut-être le personnage couronné de la guerre du feu.

Une sourde qualité dramatique n’en sera même pas absente avec les surprenantes rations de survie en mer placées sur un meuble de cuisine, les discrètes allusions à la mort, au feu, au conflit de plusieurs titres ou objets. Exposées au double risque de l’expulsion ou de l’autorisation, les interventions d’Encastrable étaient des mises en acte aventureuses de l’art hors de son monde. Avec la mise en scène d’éléments non artistiques dans l’environnement du CEAAC, c’est l’art qui, plutôt que de s’imposer dans la forme convenue de l‘installation, fait retour sous la forme de l’insolite affectant à des degrés variables l’usuel, le quotidien ou en prenant le costume de celui-ci, pour relancer le jeu des choses et des mots dans les conditions à la fois précaires, entremêlées et changeantes d’aujourd’hui.

Paul Guérin

septembre 2010